Abus sexuels, écouter, enquêter, prévenir

RECENSION Abus sexuels. Écouter, enquêter, prévenir.

Sous la direction de Marie-Jo Thiel, Anne Danion- Grillat, Frédéric Trautmann
Paru aux Presses Universitaires de Strasbourg, coll. Chemins d’éthique, Strasbourg, 2022

Le titre de l’ouvrage annonce avec clarté le projet du livre. Il s’agit de rassembler en un volume unique les voix plurielles de ceux qui ont écouté les victimes, enquêté sur ce processus complexe des abus sexuels et engagé des actions pour prévenir ces abus sexuels sur mineurs mais aussi sur adultes nécessitants aide et protection. L’ouvrage élabore ainsi une véritable « somme » de connaissances rassemblées en un site unique et analyse les avancées sur ces trois axes d’investigation. La première partie de l’ouvrage est consacrée à « Reconnaître et écouter le traumatisme ». La clinique des abus y est présentée avec beaucoup de clarté par quatre spécialistes psychiatres et psychologues qui décryptent les mécanismes du traumatisme et ses effets immédiats et à long terme sur les victimes. En affinant la compréhension des mécanismes psychiques mais aussi sociaux qui enferment les victimes dans le cercle familial ou social où se sont produits les abus, voire les crimes, les auteurs soulignent le long chemin thérapeutique à instaurer pour redonner accès à une vie au- delà du TSPT « trouble stress post- traumatique », à une mémoire restaurée dans sa fonction intégrative et capable, dans l’écoute, d’accéder à la parole. Ces soins sont qualifiés « d’urgence vitale » tant la mémoire traumatique s’apparente pour la victime à une véritable torture qui dure… L’inceste, crime conjuguant agression sexuelle, abus de pouvoir, abus de confiance par un proche et ostracisation, manifeste ce paroxysme de « la violence destructurante et corrosive » qui ravage des vies et demeure souvent impunie. Le témoignage d’une femme, Véronique, victime d’abus sexuels perpétrés par un prêtre catholique permet d’entrer plus avant dans l’analyse concernant les environnements relationnels qui permettent et autorisent les passages à l’acte. Absence de limites, indifférenciation, loi du silence, abus de pouvoir et relation d’emprise composent un environnement qu’il est décisif de reconnaître et décrypter. Les processus d’emprise sont analysés dans leur caractère systémique en tentant de spécifier la forme particulière d’abus psychique que représente l’abus spirituel, portant atteinte au sens de la vie même. L’analyse du film Les éblouis permet de relire théologiquement ce processus, à partir du point de vue des enfants et d’en souligner l’actualité.

La deuxième partie est intitulée « Enquêter. Le recours à la justice ». Il s’agit d’explorer la manière dont le droit national et international soutient cette reconnaissance des droits de l’enfant et la mise en œuvre effective de sa protection juridique. La présentation de la  Convention sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels ( dite de Lanzarote) sous l’égide du Conseil de l’Europe, entrée en vigueur en juillet 2010, en donne un exemple structurant. Cette partie scrute en outre la manière dont le droit national encadre le passage, pour les mineurs, de victimes à témoins ( loi du 5 mars 2007). Les modalités spécifiques du signalement civil ou pénal à l’autorité judiciaire (via les Cellules de recueil des informations préoccupantes CRIP, au niveau départemental) et du recueil de la parole des mineurs victimes lors des auditions (protocole NICHD utilisés par les enquêteurs des brigades des mineurs) ainsi que le travail des avocats sont présentés avec précision. Enfin, le dernier chapitre déploie la spécificité juridique du cadre canonique pour soutenir ce travail de lutte contre les abus sexuels dans l’église, analysant à travers plusieurs contributions, les modifications apportées au Code de droit canonique, son articulation avec les juridictions nationales, notamment l’obligation en termes de signalement aux autorités civiles compétentes. Toutefois, les auteurs soulignent d’une part que le Code détaille fort peu les délits contre le sixième commandement qui englobe l’ensemble de la sexualité humaine et d’autre part que les nouvelles dispositions ne modifient pas les peines susceptibles d’être infligées à l’auteur d’abus sexuels ( c. 1398-1 renvoi à l’état clérical). La contribution du président de la CIASE, M. Jean- Marc Sauvé, atteste in fine d’une conviction acquise au fil du travail : l’exigence d’écoute et l’apprentissage à partir de la parole des victimes. La remise du rapport le 5 octobre 2021, assorti de recommandations fortes, ouvre une nouvelle ère dans la prévention attendue des autorités ecclésiastiques que le présent volume documente avec une précision remarquable.

La troisième partie « Le Chantier de la prévention » permet au lecteur de saisir l’importance de ce volet pour une lutte efficace contre les stratégies d’emprises, notamment en contexte ecclésial lorsque culture de l’autorité et instrumentalisation des textes bibliques se conjuguent et composent un véritable défi pour la théologie, sa cohérence et sa crédibilité pour la formation de consciences éclairées.

Un ouvrage d’une extrême actualité et d’une densité remarquable qui permet d’orienter avec lucidité et compétence les premiers axes d’une réforme de l’église catholique à partir des victimes. Le chemin synodal en Allemagne en cherche aussi les voies…

Mme Dominique Coatanea, Faculté de théologie du Centre Sèvres- Facultés jésuites de Paris

Présidente de l’ATEM.