Retour sur le colloque 2021 à Strasbourg
« L’universalité des droits humains »
C’est du 24 au 29 septembre 1973 qu’une première rencontre entre l’Association de théologiens pour l’étude de la morale (ATEM) et l’Association germanophone de théologie morale et d’éthique sociale (IVMS) s’est tenue à Strasbourg autour du thème : « L’homme manipulé. Pouvoir de l’homme sur l’homme, ses chances et ses limites ». Les actes de ces journées furent publiés en 1974 par les publications du Cerdic de l’Université des sciences humaines de Strasbourg et un article de synthèse dans la Herder Korrespondenz de décembre 1973 par le jeune collègue de Tübingen Dietmar Mieth.
Il fallut attendre quarante-huit ans (du 5 au 8 septembre 2021) pour qu’une telle manifestation soit à nouveau organisée, une nouvelle fois grâce aux contacts noués par l’Université de Strasbourg avec ses voisins germanophones, construisant patiemment un pont intellectuel entre ces deux univers culturels, malgré la barrière des langues. Dans sa préface aux actes de 1973, le professeur Charles Robert écrivait : « Nous ne cachons nullement la difficulté qu’ont éprouvée certains congressistes dans la communication : au Moyen Âge, nous aurions parlé latin, au XVIIIe siècle français, aujourd’hui nous nous retrouvons dans une tour de Babel » (p. 21). Le bénéfice, malgré son coût financier, de l’interprétation simultanée a grandement facilité la rencontre.
Le thème du colloque annuel de l’ATEM et bisannuel de l’IVMS fut « L’universalité des droits humains ». Aujourd’hui, il est de plus en plus fréquent d’entendre formuler des critiques par rapport aux droits humains. Ces critiques s’expriment souvent sur le plan judiciaire par la contestation des jugements de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) par les États parties de la convention. Des hauts responsables des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe, Mattias Guyomar (Juge élu au titre de la France à la CEDH) et Alfonso de Salas (Chef de division, Conseil de l’Europe, en représentation de Christos Giakoumopoulos, Directeur Général des Droits de l’Homme et État de Droit du Conseil de l’Europe), en ont rendu compte lors de la première matinée de travail.
Mais les critiques s’expriment aussi sur le plan philosophique où certains dénoncent une rupture avec l’héritage classique des droits de l’homme, notamment en ce qui concerne les relations entre individus et collectivités. C’est ce dont a rendu compte dans une magistrale conférence inaugurale « Les droits humains : une mémoire blessée et un espoir d’humanité, malgré tout ! » Mgr Bruno-Marie Duffé (philosophe et éthicien social de Lyon) qui venait tout juste d’achever à Rome son deuxième mandat comme secrétaire du dicastère pour la Promotion du développement humain intégral.
Ces formes de critiques se rejoignent également pour dénoncer ce qu’elles désignent par « une sacralisation des minorités ». Le droit à la différence deviendrait un droit à l’indifférence. Pour mieux tenter de sortir d’un débat d’une opacité délétère, il fallut interroger les sources historiques et intellectuelles des droits de l’homme. Quelle est la part, notamment, des traditions religieuses, et quelle est celle des idées philosophiques ? La réflexion au cours du colloque a bénéficié des discussions entre Hans Joas (Université Humboldt – Berlin) et Valentine Zuber (École pratique des hautes études – Paris) qui défendent à ce propos deux thèses qui, sans se contredire frontalement, se positionnent l’une envers l’autre dans une remarquable asymétrie. Le moindre des paradoxes n’est pas de constater que le catholicisme et le protestantisme ont suivi deux trajectoires apparemment inverses : de la condamnation à l’approbation pour le premier, de la défense à la critique théologique pour le second. La généalogie des droits de l’homme reste un chantier prometteur pour les chercheurs, dont les arguments ne cessent de s’étayer grâce à des dossiers de mieux en mieux documentés, et ainsi de s’affiner. Les échanges ont ainsi bénéficié des apports autour de la question de la justification des droits de l’homme, avec René Heyer (Université de Strasbourg), Peter G. Kirchschläger (Université de Lucerne) et Elke Mack (Université d’Erfurt).
Les discussions ou actions concernant la question de l’universalité des droits de l’homme, ou de leur relativité, ne peuvent que bénéficier des débats. Différentes séquences ont permis d’approfondir la réflexion. De jeunes chercheurs, douze parmi les vingt qui ont répondu à l’appel à projet, ont présenté leurs travaux : « Se marier : un droit universel refusé par l’Église catholique aux personnes avec une déficience intellectuelle ? Enjeux canoniques, ecclésiaux et pastoraux » par Anne Buyssechaert, Sylvie Barth et Talitha Cooreman-Guittin) ; « Le droit à la santé et les personnes atteintes de maladies chroniques à l’heure de la pandémie » par Branka Gabric ; « De la dignité de l’homme à la dignité de la création ? Perspectives en politique internationale » par Johannes Ludwig ; « La dignité humaine dans les autobiographies spirituelles de l’espace orthodoxe au XXe siècle » par Iuliu-Marius Morariu ; « La dignité humaine comme implication morale de la notion de personne chez Robert Spaemann » par Eric Nzeyimana ; « Comment la dignité est-elle universalisable ? La contribution de Christine Korsgaard à la résolution d’un problème kantien » par Benedikt Rauw ; « Que peut-on apprendre des multiples critiques de l’approche fondée sur les droits de l’homme ? » par Dominik Ritter ; « Un grave manquement à la dignité humaine des travailleurs migrants d’Europe de l’Est lors de la première vague de la pandémie de coronavirus alors qu’ils travaillaient dans l’Union européenne. Trouver une voie législative pour améliorer les droits sociaux des travailleurs migrants dans l’Union européenne » par Innocent-Mária V. Szaniszló.
Le regard s’est également porté sur de nouveaux problèmes qui appellent de nouveaux regards et de nouvelles méthodes. Tel fut le cas pour l’éducation aux droits de l’homme en contextes interreligieux et interculturel, avec Matthias Bahr (Université de Coblence-Landau) et Kyong-Kon Kim (Université de Strasbourg), tout comme des réflexions sur la place des plus pauvres avec Marie-Aleth Grard (ATD Quart Monde), et Étienne Grieu (Centre Sèvres – Paris) ou la conduite de projets « transformatifs » avec Jörg Lindenmeier (Université Albert Ludwig de Fribourg-en-Brisgau), tout en posant également la question cruciale de savoir si les pratiques des Églises sont conformes aux droits de l’homme, avec Marianne Heimbach-Steins (Université de Münster), Marie-Jo Thiel (Université de Strasbourg) et Frédéric Trautmann (Université de Strasbourg).
La cordialité des échanges et la convivialité manifeste de cette deuxième rencontre ont conduit la centaine de participantes et de participants à exprimer le désir d’augmenter la fréquence des rencontres, tant les modes de pensées sont différents. Accéder ainsi à ce qui fait la singularité de son voisin et de chacun, participe à la construction de l’Europe qui s’exprime à travers ses différentes cultures.
L’interrogation initiale sur l’universalité des droits de l’homme a conduit au dialogue entre des personnes de cultures différentes. Un jalon de plus dans la construction d’une culture partagée, voire d’une culture commune.
MARC FEIX ET FREDERIC TRAUTMANN Université de Strasbourg